Zoom à tout prix? Pas si vite!
6 December 2020Coécrit avec Hanieh Mohammadi, doctorante à la Faculté de gestion Désautels de l’Université McGill
Nous sommes entichés de la dernière technologie de vidéoconférence, au même titre qu’on s’éprend d’un nouvel amour. Nous remarquons ses traits extraordinaires, mais pas ceux qui le sont moins – enfin, pour un moment. Éventuellement, la réalité nous rattrape. Puis, l’inquiétude s’installe de façon plus évidente, parfois trop évidente – à moins que la relation s’avère viable. Évidemment, il vaut mieux prendre conscience plus tôt de l’émerveillement et des appréhensions. Par conséquent, avant de fermer trop de bureaux, examinons brièvement les avantages de cette technologie, que nous connaissons bien, pour attirer l’attention sur ses inconvénients.
La commodité désinvolte avec une surprenante structure
Nous avions l’habitude d’aller au bureau et de faire quelques pas pour assister à une réunion, ou de passer quelques heures en avion pour nous y rendre. Maintenant, quelques secondes avant le début d’une réunion, nous nous dirigeons vers notre ordinateur dans le confort de notre foyer pour nous connecter. Et comme par magie, tout le monde est là, bien en vue. Quoi de plus informel, de plus commode?
Mais ce n’est pas tout. Ne vous laissez pas berner par ce caractère apparemment désinvolte. Ce qui peut sembler tout à fait informel dans l’exécution peut être plutôt rigide dans son organisation. Ces vidéoconférences peuvent se révéler beaucoup plus structurées que la plupart des réunions au bureau. Elles ne surviennent pas d’elles-mêmes, elles sont prévues avec un nombre prédéterminé de participants, chacun avec son écran, son cadre, sa case électronique. Autrement dit, la vidéoconférence peut-être aussi orchestrée qu’un concert. Il y a, de toute évidence, une réalité sur cet écran; il y a une réalité en tout, pas seulement dans le « monde réel », quel qu’il soit. Sur cet écran, il s’agit toutefois d’une réalité bien ciblée, même lorsque la présence de chaque participant témoigne de la diversité et de la variété des foyers.
Évidemment, bon nombre de réunions de bureau étaient également tout aussi planifiées. Une fois la réunion lancée, elle n’avait toutefois pas à rester si organisée. Les gens pouvaient changer de place, bavarder ou remettre le cadre en question. Et bien d’autres réunions n’étaient carrément pas prévues; elles se déroulaient, tout simplement. Quelqu’un passait devant la porte et amorçait une conversation ou encore deux personnes se croisaient autour de la cafetière. Imaginez tout le travail constructif qui se réalisait ainsi.
Avez-vous croisé quelqu’un en ligne par hasard dernièrement? Ou avez-vous badiné à la fin d’une vidéoconférence pour prendre des nouvelles ou tisser des liens? Généralement, chacun retourne à sa propre cafetière. Ne cherchez pas les rencontres fortuites avec cette technologie.
Prévoyez-vous participer à votre conférence d’affaires préférée en ligne cette année? Il sera pratique de se connecter pour quelques séances, mais ne vous attendez pas à croiser la personne qui pourrait devenir votre plus important client.
Êtes-vous adepte de la critique de la bureaucratie, de l’aplanissement de la hiérarchie? Bien, jetez donc un œil à cet écran. Dans un coin se trouve un bouton pour « désactiver » le micro. Vous pouvez éteindre votre micro afin que personne n’entende votre chien aboyer… ou l’autre conversation que vous tenez en parallèle. Sur un des écrans de ces ordinateurs, toutefois, se trouve quelque chose d’encore plus formidable, comme la conque dans Sa Majesté des mouches. Là se trouve un bouton qui permet de désactiver tous les micros, donnant à une personne le contrôle de la conversation : cette dernière peut décider qui a le droit de parole et pendant combien de temps. À bas la dissidence, vive la hiérarchie! Essayez d’agiter la main pour attirer l’attention. Autrement, lorsque ce bouton n’y est pas, soyez prêt au chaos lors d’une réunion de plus de quelques personnes. Avez-vous participé à une réunion familiale sur la plateforme Zoom récemment, alors que tout le monde parle en même temps (comme dans un cocktail où il est impossible de s’entretenir en aparté)?
La communication de masse sans la communauté et la collaborationCourtoisie de CoachingOurselves.com
Il est étonnant de constater combien de gens peuvent prendre part à une vidéoconférence. L’un d’entre nous a présenté un balado au sujet de son plus récent ouvrage à un auditoire de 50 000 personnes en Chine… en direct. Chaque personne était à proximité, sur son propre écran : le présentateur en gros plan, en conversation intime avec la personne qui pose une question, comme s’ils étaient seuls au monde. Quelle différence d’un exposé dans une grande salle, où quelqu’un pose une question au microphone et où une réponse se fait entendre d’une lointaine estrade! À l’écran, à la maison, les deux parties sont au cœur de l’action, aux vues de tous, à quelques centimètres l’une de l’autre, ainsi que de tous ceux qui assistent à l’échange. (Attention à cette marque que vous avez sur la joue.)
Le problème, c’est que cette intimité s’évapore dès qu’une autre personne apparaît à l’écran : c’est vite gagné, vite perdu dans cet univers connecté. Et lorsque le bouton « Quitter » est activé, tout sens de la communauté qui tentait de s’implanter s’évanouit. L’une d’entre nous a eu de nombreuses conversations vidéo du genre avec un chef de la direction aux fins de recherche. Toutefois, c’est une rencontre en personne qui leur a vraiment permis de mieux faire connaissance et de donner de l’élan au projet.
Au-delà du leadership, le sens de la communauté est essentiel au fonctionnement harmonieux de toute organisation. Les bonnes organisations s’efforcent de le mettre en œuvre. Il ne disparaît pas avec la vidéoconférence lorsque les participants avaient auparavant des liens étroits, mais est-ce que la communauté s’améliore? De surcroît, est-il possible d’établir un tel sentiment si les gens ne se connaissent pas déjà?
Un collègue m’a raconté que sa fille était heureuse de pouvoir continuer à suivre son cours de yoga en ligne plutôt que de devoir y mettre un terme. Cependant, regrettait-elle, « impossible de faire des câlins »! La chaleur humaine passe mal l’écran, et que dire des tentatives pour insuffler la confiance?
L’orchestration de l’harmonie ou la spontanéité créative
Vous avez vu l’une de ces magnifiques œuvres orchestrales en ligne, alors que tout le monde joue ensemble de façon si harmonieuse, chacun dans sa case électronique? Il s’agit, en fait, d’une présentation élaborée comme le montage d’un film : tout le monde joue individuellement jusqu’à ce qu’une personne assemble les prestations. La variante où personne ne se charge du montage est un cacophonique Bonne fête comme ce que vous avez probablement chanté à un proche lors d’une vidéoconférence.
Imaginez l’impact du balado en Chine pour cet ouvrage, avec l’attention de chaque personne centrée sur lui pendant une heure. Que demander de mieux pour un auteur ou un chef de la direction qui doit faire le point avec ses subalternes? Qu’en est-il toutefois du chef de la direction, ou de quiconque, en quête d’un concept novateur, d’une solution astucieuse à un vilain problème?
En 2019, quelques-uns d’entre nous se sont réunis dans une salle de conférence autour d’un tableau blanc, des papiers épars sur une table, débattant avec enthousiasme pour élaborer quelque chose d’original. Nous avons discuté ensemble, échangé des notes, griffonné des idées sur le tableau et creusé davantage en aparté. Comment reproduire tout cela en vidéoconférence? Qu’y a-t-il au-delà de l’écran, du clavier? Cliquez à droite pour la spontanéité? Ou sur le bouton « heureux hasard »?
Une vision latérale est aussi importante en gestion que dans le sport. Impossible de jouer au basket le regard fixé sur le panier, de même que de gérer une organisation les yeux rivés à un écran.
De grâce, ne retournons pas à la même bonne vieille « nouvelle normalité »
En 1975, l’un d’entre nous a publié un article qui présentait la gestion comme quelque chose de plus chaotique qu’organisé. Un article du New York Times a parlé de « chaos calculé » et de « désordre contrôlé ». Il ne s’agissait pas de mauvaise gestion, mais plutôt d’une gestion nécessaire compte tenu de la dynamique inhérente au poste. Depuis lors, malheureusement, un nettoyage a été fait, grâce au remplacement incessant d’une gestion ancrée par un leadership louable au sein de plusieurs organisations établies. Une situation qui a entraîné la réclusion « au sommet » de bon nombre de « leaders » qui ont les yeux rivés sur la ligne de fond, le bénéfice net. Ainsi, le plus grand danger de la nouvelle vidéoconférence est peut-être cette recrudescence de la forme même de leadership qui doit être remise en question.
Ne vous méprenez pas, la technologie de vidéoconférence est formidable, au bon endroit, au même titre que toute autre technologie. Utilisez-la, mais de grâce, pas jusqu’à plus finir.
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© Henry Mintzberg et Hanieh Mohammadi 2020.
Voir CoachingOurselves.com, impm. org, et mcgill.ca/imhl pour des voies créatives de contournement de ces problèmes.
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