Le ventre mou des « données dures »

1 April 2020

De quoi parle-t-on exactement, lorsqu’il est question de données objectives, ou de « données dures »? Les roches sont dures, assurément, mais les données? L’encre sur le papier et les électrons dans un disque dur sont tout sauf durs. (En fait, on parle alors de « version électronique », ce qui est loin de la notion de dureté.)

Si vous devez employer une métaphore, essayez plutôt les nuages dans le ciel : on les voit clairement de loin, mais ils sont opaques vus de près. Ils sont insaisissables. On parle de données « dures » pour se donner l’illusion d’avoir transformé quelque chose de concret en chiffres. Cet homme, là-bas, ce n’est pas Simon : c’est un 4,7 sur l’échelle d’un psychologue. Cette compagnie n’a pas seulement connu du succès : elle a vendu 49 milliards de gadgets. N’est-ce pas limpide, ainsi?

Les données subjectives, aussi appelées données « molles », peuvent quant à elles être ambiguës, floues et incertaines —du moins vues de loin. Il faut généralement faire appel à notre jugement pour les interpréter; à l’instar de Simon, elles ne peuvent même pas être transmises de façon électronique. En fait, certaines données subjectives ne valent guère mieux que les rumeurs, les racontars ou les impressions (par exemple, cette rumeur qui circule à savoir que ces gadgets seraient défectueux).

Ainsi, les dés sont pipés. Les données dures gagnent à tout coup… du moins, jusqu’à ce qu’elles entrent en contact avec cette matière molle qui constitue nos cerveaux, qui existent dans notre société subjective. Il est donc avisé de réfléchir au ventre mou des données dures.

1. Les données objectives peuvent être trop générales. De façon isolée, elles peuvent être stériles, si ce n’est impuissantes. « Peu importe ce que je lui disais, s’est plainte l’une des participantes de la célèbre étude de Kinsey sur le comportement sexuel des hommes, il me regardait simplement droit dans les yeux en demandant : “combien de fois1” ». Est-ce vraiment tout ce qu’il y a à dire? (En premier lieu, qu’est-ce qui constitue exactement une « fois »? Et pour qui?)

Les données dures, ou objectives, peuvent servir de base pour une description, mais qu’en est-il des explications? D’accord, les ventes de gadgets ont augmenté. Mais pourquoi? Parce que le marché était en expansion? (On peut probablement associer un chiffre à ce phénomène.) Parce que le principal concurrent prenait des décisions idiotes? (Impossible de chiffrer cette affirmation, il ne s’agit que de rumeurs.) Parce que notre gestion était excellente? (Notre direction aime bien cette explication, aussi subjective soit-elle.) Serait-ce plutôt parce que la compagnie a rogné sur la qualité pour réduire ses prix? (Essayez d’obtenir les données qui prouveront cela.) Tout ceci laisse entendre que nous avons généralement besoin des données subjectives pour expliquer les données objectives : par exemple, les rumeurs sur les activités du principal compétiteur ou les ouï-dire sur la qualité des produits de notre propre usine.

2. Les données objectives peuvent être trop agrégées. Comment ces données objectives sont-elles présentées? On ne les reçoit pas chaque fois qu’un gadget est vendu, mais additionnées pour former un seul chiffre : les ventes totales. Il en va de même pour le proverbial résultat financier : l’ensemble de la compagnie y est décrit en un seul et unique chiffre. Pensez à toute la vie qui se perd dans ce chiffre, et à toute la réalité. Il n’y a pas de mal à voir la forêt plutôt que la somme des arbres… à moins que vous ne soyez dans l’industrie forestière. Les gestionnaires de cette industrie doivent aussi connaître les arbres. Trop de gestion se fait depuis un hélicoptère, d’où les arbres ont l’apparence d’un tapis verdoyant.

3. Une grande partie des données objectives arrive trop tard. L’information a besoin de temps pour « durcir ». Ne vous laissez pas berner par la vitesse de tous ces électrons qui filent sur Internet. Premièrement, les événements doivent être notés comme des « faits » (ce qui peut prendre du temps), avant d’être agrégés dans des rapports, qui doivent également probablement suivre un calendrier prédéterminé (comme la fin d’un trimestre). À ce moment-là, les clients qui sont déjà dégoûtés de la qualité des gadgets auront probablement déjà opté pour ceux de la compétition. La rumeur peut avoir déjà annoncé cela, de façon subjective, et le bouche-à-oreille l’a propagé, rapidement. Dans l’univers des données subjectives, cela a toutefois peu de poids.

4. Finalement, une quantité étonnante de données objectives n’est simplement pas fiable. Ils ont fière allure, tous ces petits chiffres sur leur bel écran. Mais d’où proviennent-ils? Soulevez la roche des données objectives et jetez un œil à ce qui fourmille en dessous. Les organismes publics sont très attachés à la collecte de statistiques : ils les recueillent, les additionnent, les élèvent au plus haut degré, prennent leur racine cubique et préparent de merveilleux diagrammes. Mais ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que chacun de ces chiffres provient au départ du [gardien du village], qui a simplement noté ce qui lui chantait2 ».

Et ce n’est pas vrai uniquement pour les organismes publics. La plupart des organisations sont obnubilées par les chiffres. Toutefois, qui se préoccupe de vérifier ce que le gardien a consigné, particulièrement en cette époque d’automatisation? Ou encore des chiffres du gestionnaire en quête d’avancement? Avez-vous déjà rencontré un chiffre qui ne pouvait pas être traficoté : le compte d’objets rejetés dans une usine, le compte de citations dans une université (vous n’avez qu’à vous citer vous-même), ou même le proverbial résultat financier d’une entreprise? Par ailleurs, même si les faits enregistrés étaient fiables en premier lieu, quelque chose se perd généralement dans le processus de quantification. Les nombres sont arrondis, des erreurs sont commises et des nuances se perdent3.  

N’allez pas croire qu’il s’agit ici d’un plaidoyer pour se départir des données objectives. Cela n’aurait pas plus de sens que de vouloir se départir des données subjectives. Il s’agit plutôt d’un plaidoyer pour que nous cessions d’être obnubilés par les mesures. Nous savons tous comment utiliser les données objectives pour vérifier des intuitions subjectives. Eh bien, pourquoi n’utiliserions-nous pas nos intuitions subjectives pour vérifier des faits objectifs (apprécier les chiffres « à l’œil »)?

Qu’en est-il en fin de compte? Une vieille plaisanterie dit que si vous croisez quelqu’un [d’un pays que je ne peux nommer], giflez-le. Il saura pourquoi. Bon, si vous croisez un chiffre, remettez-le en question. Vous comprendrez pourquoi.

© Henry Mintzberg 2015. En fait, j’ai déjà ébauché ces idées bien avant la venue d’Internet (Impediments to the Use of Management Information [monographie de la National Association of Accountants [É.-U.] et de la Société des comptables en management du Canada [Canada], 1975]) LIEN, et je les ai adaptées dans de nombreux ouvrages depuis lors. TWOGS connexes : “If you can’t measure it, you had better manage it”; “How National Happiness became gross”; “Downsizing as 21st Century bloodletting”; “Productive and Destructive Productivity”; et “What could possibly be wrong with efficiency? Plenty”.

 

Traduction par Nathalie Tremblay

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Tiré de A. Kaplan, The Conduct of Inquiry (Chandler, 1964).

Attribué à Josiah Stamp, 1929, cité dans Michael D. Maltz, Bridging Gaps in Police Crime Data : A Discussion Paper from the BJS Fellows Program, Washington, DC, Bureau of Justice Statistics, 1999.

Dans sa chronique « Statistics and planning » [Statistiques et planification], destinée au British Air Ministry durant la Seconde Guerre mondiale (Planning in Practice: Essays in Aircraft Planning in Wartime [Cambridge, Cambridge University Press, 1950]), Ely Devons a écrit que la collecte de telles données était extrêmement difficile et délicate, exigeant un « haut niveau d’habileté », alors qu’elle « était traitée… comme un travail inférieur, dégradant et routinier qu’on pouvait confier aux moins efficaces des employés de bureau » (p. 134). Des erreurs se sont glissées dans les données de toutes sortes de manières, ne serait-ce qu’en considérant des mois comme normaux alors qu’ils comprenaient des jours fériés, par exemple. « Les chiffres étaient souvent utilisés seulement comme une façon utile de résumer des jugements et des approximations » (p. 155). Ils étaient parfois même développés par le biais de « marchandage statistique ». Mais « une fois qu’un nombre était mis de l’avant… personne n’était capable d’utiliser des arguments rationnels pour démontrer qu’il était faussé » (p. 155). « Une fois que ces nombres étaient appelés “statistiques”, ils gagnaient l’autorité et le caractère sacré de la Sainte Écriture » (p. 155).