Enquête sur la cause du coronavirus – Première partie

3 April 2020

Première partie : RELEVER LES ANOMALIES

Deuxième partie : Expliquer les anomalies


La pompe

Il est temps de réexaminer l’histoire du Dr John Snow, qui a été élu par un panel de médecins britanniques comme le meilleur d’entre eux. Cette distinction est venue plus d’un siècle après qu’il ait été écarté par le corps médical britannique pour avoir remis en question la conviction admise portant que le choléra devait se transmettre par l’air. Pendant une épidémie à Londres en 1854, il a marqué d’une épingle sur une carte de la ville chaque endroit où il y a eu un décès. À l’exception de deux, ces épingles étaient regroupées autour d’un puits. Il s’est rendu à la maison d’une des deux personnes décédées ailleurs et a appris qu’elle aimait l’eau de ce puits, qu’elle envoyait sa domestique chercher. Sa nièce, qui buvait également l’eau de ce puits, s’avérait être l’autre exception. Ainsi, alors que le corps médical s’efforçait frénétiquement de contrer l’éclosion de choléra, le puits a été bloqué et l’épidémie a pris fin. Plus tard, on a découvert que des eaux usées s’écoulaient d’une canalisation à proximité et contaminaient l’eau du puits.

Ma spécialité, c’est la gestion, pas la médecine. Toutefois, j’ai examiné les mythes de la gestion des soins de santé (en anglais) dans un ouvrage intitulé The myths of managing health care. L’ouvrage décrit la grande force de la médecine moderne – sa capacité à catégoriser –, ainsi que sa faiblesse débilitante, à savoir le fait de s’enliser dans ces catégories.

Quelques explications viennent cerner la nature et la transmission du coronavirus, toutes vraisemblablement correctes (d’une façon ou d’une autre). Sont-elles toutefois adéquates? Il semble y avoir des anomalies dans les données largement véhiculées. Sont-elles simplement des curiosités ou révèlent-elles des angles morts? Est-ce que la façon qu’a la maladie de se manifester cache quelque chose? Je suis peut-être très mal informé sur ce qui suit, et les choses évoluent si rapidement que certaines notions peuvent être dépassées en quelques heures. Pourtant, si une des idées en apparence ridicules ci-dessous vient aux oreilles d’une personne qui est en mesure de la préciser, alors l’exercice en vaudra la peine. Ainsi, faites fi de votre incrédulité et voyez si vous pouvez en trouver une – une idée ou une personne.

  • Partout, au pays comme à l’étranger, on entend : « Ça s’en vient! Ça s’en vient! ». Cependant, ça ne s’en vient pas partout, seulement à certains endroits. Pourquoi en ces endroits? Le taux d’infection et de décès varie manifestement d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’un endroit à l’autre, et ce, souvent de façon étonnante. Le virus vient de la Chine, ou du moins de la région de Wuhan. Pourtant les pays voisins sont peu touchés, à l’exception de la Corée du Sud. Il se propage en Italie et en Espagne, mais pas de la même façon en Scandinavie. L’Iran est durement touché; Israël compte de nombreux cas. (Ces deux pays sont d’origine caucasienne.) Toutefois, les pays arabes de cette région sont moins touchés. (Le virus touche vraisemblablement même moins le sud de l’Iran dont la population est plus d’origine arabe.) Y a-t-il quelque chose dans l’air, dans les pratiques, dans l’alimentation? Pourquoi le virus s’est-il propagé de façon catastrophique dans certains espaces confinés plutôt que d’autres : sur des bateaux de croisière, dans des résidences pour personnes âgées et à l’occasion de quelques mariages juifs, mais pas autant dans les favelas du Brésil (dont la densité de population est assurément plus grande que celle d’un bateau de croisière). Il est moins répandu également dans les régions rurales et les réserves des Premières Nations du Canada. Certains pays et certains endroits sont-ils intrinsèquement plus ou moins à risque? Et pourquoi? Nous avons quelques explications toutes prêtes, mais inadéquates. Et si on se penchait sur les anomalies?
  • Pourquoi certaines personnes contractent-elles le virus sans y être exposées de façon flagrante? S’agit-il simplement de retrouver l’exposition ou y aurait-il une forme de transmission inconnue? Certaines personnes sont peut-être intrinsèquement immunisées contre le virus et d’autres intrinsèquement susceptibles de l’attraper?
  • L’Italie et l’Allemagne sont des pays quasiment voisins. Pourtant, le taux de décès y est totalement différent. Cette donnée peut s’expliquer de plusieurs façons. Est-ce que cela justifie la différence? La population italienne ne peut pas être beaucoup plus âgée que celle de l’Allemagne. Et de vastes équipes chinoises travaillaient non seulement dans le nord de l’Italie, mais aussi dans d’autres endroits où le virus ne s’est pas répandu de la sorte. La planète se divisera-t-elle en plusieurs Italie et plusieurs Allemagne? Le cas échéant, trouverait-on une explication dans l’environnement, dans l’alimentation, dans le mode de vie ou encore dans la culture? Au New Jersey, une famille a été dévastée par des décès dans deux générations. Cette famille est d’origine italienne. Est-ce là une anomalie révélatrice de quelque chose d’important?
  • Comment se fait-il que la Chine et la Corée du Sud semblent avoir mis fin à la propagation du virus (jusqu’à maintenant)? Le dépistage et le confinement peuvent-ils expliquer la situation dans un pays de plus d’un milliard d’habitants, alors qu’une personne dans une soirée ou un mariage en Occident peut contaminer des dizaines de personnes? Il n’y a eu aucune fête en Chine récemment?

D’une certaine façon, le Dr Snow est sorti des paradigmes reçus de l’époque. Les paradigmes d’aujourd’hui ne sont pas différents : ils orientent notre réflexion tout en escamotant d’autres possibilités. Le Dr Snow a employé une méthode de recherche inhabituelle au regard des normes médicales actuelles, semblable au travail d’un détective et mieux adaptée pour trouver la cause que le traitement. Son examen d’un échantillon de deux exceptions a éclairé sa cause. Il a d’abord eu une idée, puis il a analysé des données. Sa population était une communauté ciblée.

Grâce à Zoom, je discute deux heures par jour avec plusieurs personnes au Québec, principalement des urgentologues, dont certains travaillent pour le ministère de la Santé. Il n’a pas été facile d’avancer cet argument, et pour cause : ils devaient composer avec la situation. Finalement, au cours d’une de ces conversations, la Dre Joanne Liu, une urgentologue qui vient de terminer deux mandats à titre de présidente de Médecins Sans Frontières, s’est souvenue de l’histoire d’un camp de réfugiés au Bangladesh où une éclosion de choléra annoncée ne s’est jamais concrétisée. Elle s’était interrogée au sujet du sol argileux. Puis, une infirmière de la Colombie-Britannique, responsable du personnel d’intervention des réserves des Premières Nations de la province, a ensuite dit qu’il n’y avait pas encore d’éclosion dans les réserves. En fait, une personne d’une réserve qui avait récemment pris l’avion à côté d’une personne infectée n’a pas contracté le virus.

Nous avons mis sur pied un plus petit groupe sur Zoom, trois penseurs parallèles et trois médecins chevronnés, pour tenter d’expliquer certaines de ces anomalies. Le travail de détective pour trouver la cause doit explorer toutes les avenues possibles. Ainsi, voici quelques pistes plausibles, certaines probablement invraisemblables. Est-ce possible que certains médicaments, outre le fait qu’ils traitent des maladies, rendent des personnes plus, ou moins, susceptibles au virus? On pourrait en choisir quelques-uns des plus courants, des médicaments contre l’hypertension, le cholestérol et/ou l’anxiété, et recueillir des données sur leur utilisation dans des endroits où le virus est plus ou moins actif. (On émet des hypothèses. Alors que je rédigeais ces lignes, Hanieh Mohammadi, une étudiante au doctorat que je supervise à l’Université McGill, m’a envoyé un courriel concernant un rapport en Italie portant que le virus toucherait peut-être plus durement les personnes qui ont une carence en vitamine D.) Ou encore une comparaison entre Israël et les états arabes, et ces mariages juifs? Est-ce qu’il y aurait quelque chose en lien avec l’alimentation, la génétique ou les problèmes cardiaques? La consommation de sel ou de sucre pourrait-elle jouer sur la susceptibilité ou la sévérité? (La vitamine D faisait à l’origine partie de cette liste, mais on l’a retirée parce que l’idée semblait trop tirée par les cheveux!) Et que dire de ces minuscules particules de plastiques qui sont peut-être plus nombreuses dans l’air de la ville et des régions développées? D’une part, la pollution de l’air affecte les poumons; d’autre part est-ce que cela affecte le déplacement du virus qui pourrait voyager sur plus d’un mètre ou deux? (J’allais retirer cette hypothèse également, mais je me suis ravisé.) Frank Fan Xia, un professeur d’école commerciale de Rennes, en France, a fait le commentaire suivant : « La transmission fécale-orale pourrait expliquer l’éclosion du SRAS-CoV à Hong Kong en 2003 (Cotruvo et al, 2004, et Yeo et al, 2020). Il est permis de penser que le SRAS-CoV-2, que l’on retrouve dans les matières fécales des patients (Holshue et al, 2020) et dans les cuvettes des toilettes (Ong et al, 2020), puisse également emprunter la voie fécale-orale. Si vous habitez un immeuble d’habitation/hôtel ou si vous êtes sur un bateau de croisière, et qu’un voisin est infecté, veuillez désinfecter les toilettes et les drains avec du javellisant ». Revient-on à l’histoire du Dr Snow? (Frank a également mentionné les aérosols et les conduits de ventilation.) Qui sait?

Ce que je sais, c’est qu’il faudrait explorer toutes les avenues possibles, parce qu’une explication évidente de la cause est peut-être à notre portée, comme c’était le cas pour le Dr Snow. Y a-t-il un autre Dr Snow quelque part?

Cliquez ici pour lire la deuxième partie.

© Henry Mintzberg, 2020. Notre groupe Zoom, « Blind spot [angle mort] », a été organisé par des participants stimulés et des diplômés de notre programme international de maîtrise en gestion de la santé (mcgill.ca/imhl), un programme dérivé de notre programme international de maîtrise pour gestionnaires en poste (impm.org). Je tiens à remercier Rick Fleet et Jean-Simon Létourneau, de la cohorte IMHL 2020, qui ont réuni le groupe malgré leurs responsabilités d’urgentologues à Québec.

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